Lettre 2: …Du cœur de l’entité

 



Les Lettres du Sursol 2: …Du cœur de l’entité

 

Par : Collectif Zoukak
À : La société libanaise


C’est une époque de douleur et de cruauté. Épuisés par le spectacle de la mort et de la destruction, il semble, l’espace d’un instant, que la densité de la fumée et de la poussière des décombres nous ait rendus aveugles. Au milieu de cette brume, nous fixons les cendres de l’histoire, les restes de corps désintégrés cherchant à se rassembler dans leur sang. Nous regardons. La mort dévoile la vérité éternelle de l’existence. L'espace d'un instant, il semble que tout soit fini.
 
Dans cette fin, nous plongeons, nous nous noyons dans nos pensées, tentant de respirer comme si c’était notre dernier souffle. De ce souffle naissent les fragments ultimes de l’existence, les traits les plus simples de la vie. Certains pourraient appeler cela de l’espoir, mais en réalité, ce n’est qu’un vœu. Ce qui reste, c’est une potentialité née de notre simple présence : en tant que spectateurs, observateurs, auditeurs, êtres sensibles. Ce qui reste, c’est une possibilité, une chance qui engendre un potentiel, où un récit voit le jour et l’histoire commence.
 
Au Liban, nous sommes habitués à voir nos vies réduites en cendres. Cela a toujours été à la fois une source de fierté et de dérision. Nous nous enorgueillissons de cette capacité tout en nous haïssant à cause d’elle. Ces deux forces nous possèdent. Nous aimons le Liban et nous le détestons. Nous aspirons à partir, mais nous aimons y vivre. Le Liban est un paradis sur terre, et c’est un tas d’ordures. Le Liban, c’est la coexistence et le chaos. Le Liban, c’est la diversité et le conflit. Nous voyons ces dualités comme des énergies destructrices. Nous sommes fatigués. Souvent, nous abandonnons, nous désespérons. D'autres fois, nous explosons de haine. Alors, nous persévérons ou nous émigrons. Et ainsi de suite.
 
Nous examinons nos expressions culturelles, notre musique et nos chansons, nos représentations de l’identité dans le drapeau libanais, dans l’hymne national. Nous examinons nos idéologies politiques et partisanes, et nous en voyons la contradiction. Dans le drapeau, où le sang rouge est représenté par deux lignes qui ne se rencontrent jamais, comme si le sang était double. Le rouge ardent face au blanc neigeux. Le vert de l’arbre s’élève au-dessus de la neige et du feu. Le Liban, c’est la montagne et la mer. Notre hymne proclame : « Sa mer, sa terre », « Notre vieillard et notre jeune homme », « Notre épée et notre plume ». Le village et la ville. Le village dans la ville, et la ville dans le village. Le Liban, la terre, et le « morceau de ciel ». Le petit Liban et « l’étendue du monde ». Le Liban arabe et le Liban phénicien. Le Liban aux frontières définies et le Liban international. Le Liban de l'État et de la secte. Le Liban sectaire et le Liban laïque. Le Liban musulman et le Liban chrétien. Le Liban résident et le Liban diaspora. Le Liban du leader et le Liban des institutions.
 
Nous examinons ces contradictions. Nous voyons combien de fois nous nous sommes positionnés en leur sein, combien de fois combien de fois nous nous sommes débattus, disputés, battus. Et c’est dans notre perte, dans notre désespoir, dans notre mort que nous discernons la possibilité la plus simple : notre capacité continue à créer du potentiel, à créer la vie. Une contradiction engendre une autre, et une nouvelle histoire commence. Le Liban d’aujourd’hui est un pays adolescent en quête de réalisation de soi. Quelle est cette possibilité ? Quelle est cette probabilité ? Quelles sont les forces latentes qui ont empêché cette entité de devenir superficielle, d'être gouvernée par une logique unique ? Comment a-t-elle réussi à laisser des espaces, aussi fragiles soient-ils, à la différence ? Comment a-t-elle résisté à la logique de l'élimination totale ? Comment a-t-elle réussi à créer une continuité de vie ? Comment le Liban a-t-il traversé l’histoire, dépassant les étapes de l’enfance et de l’adolescence ?
 
Nous examinons la société. Nous remarquons. Lorsque le système financier a commencé à s'effondrer, les gens se sont révoltés. La pandémie de COVID-19 a suivi. La monnaie a chuté. L’explosion criminelle au port de Beyrouth a eu lieu. Les gens ont perdu leur argent, et une grande partie est tombée sous le seuil de pauvreté. Les institutions de l’État se sont affaiblies, les forces de sécurité se sont vidées de leurs capacités et de leurs effectifs. Nous nous attendions à l’écroulement de la société, à la prévalence du chaos, des vols, des crimes. Les années ont passé, et pourtant le taux de criminalité n’a pas augmenté. En nous comparant à des pays gouvernés par la souveraineté de l’autorité et de la sécurité, nous constatons que le Liban est parmi les pays les plus sûrs sur le plan social. Comment cette société a-t-elle pu endurer et contenir cette époque ? Nous examinons les rues, les carrefours, où malgré l'absence de policiers et de feux de signalisation, et malgré la tension qui nous envahit chaque fois que nous conduisons, nous nous déplaçons et aidons les autres à se déplacer. Dans chaque embouteillage, nous remarquons un certain nombre de citoyens qui dirigent la circulation et trouvent des issues. Sous un flot d’insultes et des éclats de cris, nous traversons et laissons les autres traverser.
 
Est-ce un miracle ? Non. Ce n'est pas non plus un mythe, ni une fierté, ni une vantardise sur l’intelligence, la sophistication ou l’indépendance du Libanais qui ignore l’autorité de la loi. Nous ne sommes pas là pour brosser un portrait romantique de la résilience libanaise et du « mythe » de sa survie. Nous cherchons plutôt à examiner les forces latentes de notre société, à ressentir la possibilité d'exister à nouveau. Sur quoi construisons-nous ? Que signifie notre présence politique ? Quel Liban voulons-nous, et à quel Liban appartenons-nous ? En regardant vers le sud, nous voyons un autre modèle d'entité, à l'âge de l'adolescence. Elle construit sa charpente sur les lits des personnes âgées et les berceaux des nouveau-nés prématurés, renforçant ses fondations avec leurs cadavres. Une entité fondée sur un récit religieux dans lequel Dieu a choisi son peuple et l'a choisi seul. Une entité qui a dépouillé les Juifs de la région de leur présence naturelle, historique et sociétale, et qui se vante de remplacer des sociétés arriérées, barbares, sauvages et animales. Une entité qui ne reconnaît pas les frontières définitives de son État, qui possède la bombe nucléaire et qui promeut l'idée que de petits groupes armés dans ses environs sont capables de l'anéantir, alors qu'elle s'obstine à anéantir un peuple et une mémoire.
 
Nous réexaminons notre situation, notre entité politique, notre présence dans la société. Nous voyons qu'un tel projet est en contradiction avec notre structure historique, culturelle, civilisatrice, sociétale, intellectuelle et idéologique, ainsi qu’avec notre système sectaire – que nous avons toujours considéré comme la base du problème. En survolant les nuages de notre histoire et la poussière de notre présent, nous réalisons qu'il y a une source, une raison, le fait historique de notre existence : une force de diversité contrastée, qui porte le flux de la vie et nous ressuscite. La possibilité d'un sourire apparaît sur nos visages. Nous la sentons et nous sourions. Nos sourires sont contrastés. Nous sourions ironiquement à notre destin, nous sourions à la stupidité de notre réalité, nous sourions de fatigue, nous sourions d'insomnie, nous sourions de douleur, nous sourions de fierté, nous sourions d'espoir, nous sourions prétentieusement, nous sourions glorieusement. De ce sourire, nous créons la possibilité, quel qu’elle soit, elle demeure un sourire. Un flux de vie. C’est cela, nous.
 
Nous sourions et nous avons confiance en notre existence. Il est important pour nous de sourire pour voir, voir ce que nous apprécions, apprécier ce qui nous a amenés jusqu’ici, avec toutes ses difficultés, ses échecs, ses erreurs, ses réussites et ses sacrifices. Apprécier que nous ne sommes pas comme ceux qui nous menacent. Apprécier que nous ne sommes pas dans la position du bourreau. Apprécier que nous ne sommes pas isolés, froids, neutres et indifférents. Apprécier que nous différons sur tout cela, et que nous créons de multiples possibilités. Apprécier que dans nos différences il y a quelque chose qui rend difficile de nous aplatir et de nous subjuguer. Apprécier que nos contradictions mènent à des actions et à des résultats issus de ce que nous ne connaissons pas. Une fois que nous nous acceptons et que nous apprécions tout ce qui nous a permis de continuer, nous créons un système unique à partir de notre réalité.
 
Nous sommes encouragés et nous demandons : qu'est-ce qui compte ? Nous nous souvenons de nos riches ressources en matière de diversité, de contraste, de cohésion, d'interaction, de désaccord et de différence. Nous nous souvenons que nous ne serions pas ce que nous sommes, si nous nous débarrassions d'un groupe sectaire spécifique. Nous nous souvenons que, dans une époque où chaque petit pays est lié au financement et à l'emprunt, des projets politiques peuvent naître parmi nous, financés de l’étranger. Nous nous souvenons qu’où que ces projets voient le jour, il y a des gens derrière eux comme nous, des gens qui font partie de notre tissu social, de notre histoire et de notre culture. Nous agissons selon nos convictions politiques et nous nous battons pour elles, ce qui nous permet de protéger des personnes, des communautés, des familles et des individus. Ce faisant, nous créons les possibilités et les systèmes auxquels nous aspirons.
 
Nous sommes conscients qu'il est nécessaire de se tourner vers l'histoire, afin de discerner le temps de la fin de l'empire : dans les idées et les expériences qui ont précédé l'émergence de l’État, dans les propositions politiques de la pensée pluraliste destinées à protéger les individus et la société et gérer l'Etat – propositions que le colonialisme a contrecarrées en légitimant le sectarisme comme système politique ; une entrée dans une souveraineté incomplète. Nous pensons que le moment est venu de raviver le présent du travail politique, en créant de nouvelles expériences qui vont au-delà de la pensée coloniale et des héritages du pouvoir fondés sur les ruines de la guerre civile.
Nous pensons que le moment est venu pour nos partis politiques de se dépoussiérer et de travailler à la création de dynamiques nationales globales qui comprennent dans leurs principes et leurs formations la diversité sociale, culturelle, sectaire, régionale, géographique et de classe. Nous pensons que le moment est venu pour ces partis de développer leurs outils de travail et de créer des dynamiques participatives qui redonnent du sens au travail politique. Nous pensons que le moment est venu pour nous de voir que le véritable changement commence par la pratique, dans les partis, les mouvements, les groupes, les familles, les foyers – il commence par chacun d'entre nous.
 
Nous apprenons du moment présent et des pratiques qui nous ont menés ici. Nous apprenons plutôt que de jubiler et de rejeter la faute, nous apprenons plutôt que de nous entêter, nous apprenons plutôt que de pleurer et de maudire, nous apprenons plutôt que d’espérer le salut, nous apprenons plutôt que de nous condamner à l’échec, nous apprenons à voir. Nous voyons, nous écoutons et nous apprenons afin que la vision puisse être claire. Les possibilités s'estompent, de nouvelles questions et de nouvelles actions naissent. Le sens de ce que nous défendons apparaît.

Nous fermons les yeux. Nous écoutons notre voix intérieure. C'est le moment de revenir à l'essentiel pour protéger ce qui reste et bâtir ce qui perdurera. Nous réalisons qu’il est temps de dépasser le principe de dépendance à l'égard d'un étranger, d'un pays, d'un projet. Nous réalisons qu’il est temps de briser les cycles de schadenfreude et de distribution de bonbons après un assassinat ici et un autre là. Nous sommes conscients que ces distributeurs de bonbons sont nombreux. Nous sommes conscients que l'assassinat d'une personne au Liban par des étrangers constitue une menace pour le pays, une atteinte à son entité, une violation de sa sécurité et un crime dont il n'y a pas lieu de s'enorgueillir ou de se vanter.
Nous savons que le temps est venu de reconnaître ce que nous avons commis, ceux que nous avons tués et ceux que nous avons fait disparaître de force. Nous savons que le temps est venu de faire sortir nos disparus des ténèbres de l'histoire. Nous savons que le temps est venu pour nous tous de pleurer nos morts, nos martyrs, nos victimes. Reconnaissons nos peines, réconfortons-nous les uns les autres dans nos douleurs et nos pertes, félicitons-nous les uns les autres pour notre persévérance et notre survie. Laissons le silence contenir nos réflexions, car il donnera à notre existence politique son sens et sa clarté. Et du cœur de l'entité, une autre naîtra.

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